La danse d'amour du vieux corbeau by Claude Brami

Auteur:Claude Brami [Brami, Claude]
La langue: fra
Format: epub
ISBN: 2207228185
Éditeur: Denoël

14

Maintenant, Corvo voyait Judith presque chaque jour. Dire que cela suffisait à son bonheur serait exagéré ; pourtant, de toutes les périodes qui marquèrent leurs relations, la phase qui succéda à l’installation de la jeune fille dans son immeuble, fut celle que sa mémoire choisit de conserver comme une des plus exaltantes.

Probablement parce que ce changement de domicile clarifiait une situation complexe.

Par la seule grâce du déménagement, deux données fondamentales s’étaient considérablement simplifiées. D’abord, une des distances qui lui importaient le plus, celle qui séparait leurs univers respectifs, fut réduite à trois volées d’escalier. Quant aux rapports qui jusque-là les avaient liés — des rapports peu conventionnels, compliqués —, ils s’en trouvèrent en apparence normalisés, voire légitimés. Aux yeux de tous, Judith devenait sa locataire. Chose communément admise et qui se prêtait peu aux commentaires.

Mlle Jacottet se contenta de lui signaler l’étendue des problèmes, notamment paperassiers, qu’entraînait une location.

Filouche, lui, haussa les épaules et accepta, moyennant finances, de débarrasser le bric-à-brac de la chambre de service. Mais, le moment venu, il se défila, non sans discuter une éventuelle augmentation d’argent de poche que permettait selon lui l’apport du nouveau loyer.

Échurent donc à Corvo une dizaine d’aller-retour à la cave. Voyages qu’il exécuta, les bras encombrés d’objets hétéroclites, en maudissant sur les derniers parcours la minorité de ses voisins qui, sous divers prétextes, blackboulait depuis deux ans le projet de construction d’un ascenseur.

La compensation de cet épuisant labeur lui vint avec la réaction de Judith. Elle fit un tour de valse au milieu de la pièce, étreinte par le sentiment d’espace, d’ordre et de propreté qui s’en dégageait. Elle respira sur l’étroit balcon qui dominait le boulevard, joua avec le paravent masquant le coin-lavabo aménagé dans le pan mansardé, et rebondit sur les ressorts du vieux canapé-lit rajeuni pour la circonstance par un ancien rideau de chintz rouge plié en triangle.

Bien que sur le palier, les toilettes étaient peu fréquentées. Ne logeaient à l’étage qu’une fille au pair (bretonne et discrète) et deux ou trois adolescents (progéniture de copropriétaires) qui utilisaient les chambres de bonne comme relais épisodique, premier pas vers un affranchissement plus complet.

— Et les autres piaules ? s’enquit Judith. Vous croyez qu’elles sont aussi à louer ? Je vous trouverais tout de suite preneurs…

Corvo promit de se renseigner. Puis après réflexion, il se ravisa. L’idée de voir débarquer à demeure les ex-voisins de Judith, redoutable faune bruyante et incendiaire (de l’avis de leur concierge), ne le tentait guère. Il passa à la question du loyer. Il demanda à Judith ce qu’elle payait rue Saint-André-des-Arts, fit semblant de grommeler quelques calculs, et lui rendit son chiffre arrondi à la dizaine inférieure.

— Si peu ? s’étonna Mlle Jacottet, chargée des formalités administratives. Mais c’est donné !…

Corvo se sentit obligé de se justifier, arguant du manque d’ascenseur, de la crise immobilière amorcée depuis le récent triomphe socialiste aux municipales. Triomphe qui augurait assez des prochaines présidentielles. L’idée de la gauche au pouvoir grondait dans l’air, lointaine comme un orage, affolant littéralement Mlle Jacottet qui se voyait déjà spoliée de son livret de Caisse d’Épargne.

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